Média indépendant à but non lucratif, en accès libre, sans pub, financé par les dons de ses lecteurs

Énergie

Les voitures et les avions carburent à la graisse animale

Depuis des années, les conducteurs roulent aux graisses animales sans le savoir.

Les biocarburants utilisés pour les voitures et les avions contiennent des graisses animales, issues de sous-produits d’abattoirs. D’après une étude, cet engouement risque de coûter cher à l’environnement.

« Veuillez retirer votre carte, et aller vous servir. » Prononcés par une voix robotique, ces quelques mots invitent régulièrement les automobilistes à empoigner le pistolet graisseux vers la pompe à essence. Seulement, savent-ils réellement ce qu’ils injectent dans le réservoir de leur véhicule ? Sans doute pas. « Pendant des années, nous avons brûlé des graisses animales dans les voitures sans que les conducteurs le sachent », dénonce Barbara Smailagic, experte en biocarburants pour l’ONG Transport & Environment (T&E).

Autrement dit, le carburant dont se délectent les moteurs contient des bas morceaux fondus, récupérés après l’abattage et la découpe de veaux, vaches, moutons, cochons et autres volailles. Dans le monde, 70 milliards d’animaux sont abattus chaque année. Les producteurs industriels de la viande ne pouvant les utiliser pour l’alimentation humaine, ils les transforment et les renvoient vers d’autres secteurs — une partie des carcasses (dont on ne connaît pas la véritable proportion) sert donc à produire, entre autres, de la graisse animale. Les aliments pour animaux de compagnie, les savons et les cosmétiques sont jusqu’à maintenant les principaux produits où l’on trouve ces graisses animales, aux côtés des carburants pour voitures et camions.

Depuis l’an dernier, de grandes compagnies aériennes ont rejoint la course aux graisses animales. En signant d’importants accords avec des fournisseurs de pétrole, des marques comme Ryanair ou Wizz Air se tournent aujourd’hui vers ce qu’elles appellent les « carburants d’aviation durables ». Sous cette appellation teintée de vert se cache parmi les matières premières le fameux sous-produit issu des abattoirs. Les anglophones ont l’habitude de dire « quand les cochons pourront voler », pour notre expression française « quand les poules auront des dents ». Ce temps est venu, ironise Barbara Smailagic. À titre d’exemple, pour alimenter en totalité un vol transatlantique entre Paris et New-York, il faudrait récupérer les restes de 8 800 porcs.

Une concurrence néfaste pour l’environnement

À Bruxelles, les législateurs européens participent pleinement à la promotion de ces biocarburants. Beaucoup y voient l’opportunité de réduire l’empreinte carbone des transports. Même les navires, dans une moindre mesure, sont aujourd’hui concernés. Toutefois, une étude publiée le 31 mai appelle à se méfier de cet engouement. Menée par le cabinet de conseil Cerulogy pour le compte de T&E, elle précise qu’une utilisation excessive de graisses animales dans les voitures et les avions aurait des conséquences néfastes pour l’environnement.

En Europe, la consommation de graisses animales pour la production de biodiesel s’élevait à 30 000 tonnes en 2006, contre 1,4 million de tonnes en 2021. Elle devrait grimper jusqu’à 3,9 millions de tonnes en 2030. « L’Europe brûle déjà 46 % de toutes les matières premières de graisses animales sous forme de biodiesel, ce qui fait du transport le plus grand utilisateur de ces graisses », détaille le rapport. Ainsi, la pression sur l’approvisionnement grandit.

Des marques comme Ryanair se tournent aujourd’hui vers des « carburants d’aviation durables », qui contiennent des graisses animales. Pixabay/DirkDanielMann

Abattre plus d’animaux ne semble pas faire partie des options envisagées pour l’heure. Toutefois les secteurs subissant cette nouvelle concurrence « risquent de se tourner vers des alternatives nuisibles », présage Barbara Smailagic. Au lieu de rester aux graisses animales (qui permettent d’éviter le gaspillage), le secteur de la cosmétique pourrait en effet se tourner vers l’huile de palme, responsable de la déforestation, dans le but de rester compétitive. En forçant ces entreprises à choisir des processus de fabrication plus polluants, l’aspect écologique des biocarburants perdrait alors tout intérêt. « Les émissions de CO2 de ceux-ci pourraient être presque deux fois plus néfastes pour le climat que le diesel conventionnel », peut-on encore lire dans le texte de T&E.

Des soupçons de fraude industrielle

Dans cette bataille entre industries, certains producteurs de carburants semblent jouer la carte de la fraude. Selon la législation européenne, les graisses animales sont divisées en trois catégories. Les deux premières rassemblent les sous-produits ne pouvant être consommés par les humains ou les animaux. Comme ils peuvent être porteurs de maladie, ils ne sont utilisés que dans les carburants et le chauffage. À l’inverse, la catégorie 3 comprend les graisses les plus qualitatives, particulièrement incorporées dans les recettes de croquettes.

D’après la directive européenne sur les énergies renouvelables, les producteurs de carburants sont censés prioriser l’utilisation des graisses de catégories 1 et 2. Pourtant, alors que celle-ci n’a grimpé que de 36 % depuis 2014, « l’utilisation des graisses de catégorie 3 pour le biodiesel a augmenté de 160 % », analyse le rapport. Autre élément qui interroge : en 2021, « les pays européens ont déclaré consommer deux fois plus de biocarburants dérivés des catégories 1 et 2 que ce que l’industrie des graisses animales n’a réellement produit ».

Transport & Environment soupçonne donc que des produits ont été déclassés et faussement étiquetés par les fournisseurs des biocarburants, afin de profiter de graisses de meilleure qualité ainsi que des subventions européennes qui vont avec les catégories 1 et 2. : « Si cela est fait délibérément, il s’agit d’une fraude d’ampleur industrielle », dénonce l’ONG qui réclame l’exclusion de la catégorie 3 dans la fabrication de ces carburants.

Fermer Précedent Suivant

legende