L’Allemagne est un pays en pointe et qui sait tout mieux que tout le monde. Mais son réseau de téléphonie mobile figure parmi les plus calamiteux d’Europe, et la campagne allemande est un vrai gruyère. À quoi cela tient-il ? À un problème embarrassant, mais surtout coûteux.

“Les données, ça se moissonne au champ, comme le maïs.” Nous rencontrons Marco Gemballa, exploitant agricole de son état, pour nous expliquer ce nouvel adage paysan. L’homme quitte l’atelier de l’Agrarservice Nordost, dont il est le gérant, traverse la ferme et se hisse sur le marchepied métallique d’une ensileuse pour prendre place dans la cabine. Le John Deere 8800i est un engin high-tech que l’exploitation loue, avec son chauffeur, à d’autres agriculteurs à l’époque des moissons, un mastodonte d’acier vert pomme, 843 chevaux sous le capot, 600 000 euros en concession.

Marco Gemballa met le moteur en route. L’ordinateur de bord se met à couiner. Une image se dessine lentement sur l’écran tactile, laissant bientôt apparaître les contours irréguliers d’un carré et des chiffres. “Ça y est.” Marco Gemballa pointe le doigt sur l’écran. “Ça, c’est une parcelle sur laquelle on a fait 6,5 hectares de l’heure et, là, c’est le rendement.” L’ensileuse répertorie tout : qui était aux commandes, à quelle date, quelles cultures ont été ensilées et en quelles quantités. D’une simple pression du doigt, le chauffeur envoie ces données au bureau. Marco Gemballa les y traitera pour établir les factures, les bulletins de paie, les fiches de service : “Par contre, si on perd la connexion, elles n’arrivent pas et je ne peux plus établir de factures. Voilà, c’est le genre de soucis qu’on a.” Et la connexion, on la perd souvent, à Zinzow, dans le district de Poméranie-Occidentale-Greifswald [à l’extrême nord-est de l’Allemagne], où les champs sont vastes et les zones blanches légion.

Le réseau mobile est un gruyère

L’Allemagne est riche et fière – et très en retard sur une technologie de base de la modernité. Les habitants et les entreprises des zones rurales s’inquiètent pour leurs perspectives, les politiques donnent de la voix pour se faire bien voir, qualifiant la situation d’“insupportable” et de “déplorable”. En décembre, on a eu des chiffres. Le groupe des Verts au Bundestag avait mandaté un bureau d’études d’Aix-la-Chapelle. Résultat : la transmission de données mobiles est plus stable et plus rapide presque partout en Europe qu’en Allemagne. Même en Albanie.

“Une véritable honte”, soupire Vincent Kokert au téléphone. Kokert est le chef de file de la CDU [Union chrétienne-démocrate] en Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, à Neustrelitz. Le malaise des campagnes, l’homme connaît. Arrivé à hauteur de Fürstenberg, dans la voiture qui le conduit à Postdam, sur la Bundesstraße 96, il sait qu’il lui reste moins de dix minutes avant la prochaine zone blanche. En vitesse, il évoque les diverses réactions au lancement par son parti d’une action en ligne qui permet aux administrés de signaler les zones blanches.

Il parle d’urgence. De son projet de monter au créneau avec ses homologues d’autres Länder. Du partenaire de coalition [au gouvernement régional de] Schwerin, qui accepte depuis peu de s’associer à une initiative au Bundesrat avec lui. “Ce qui montre bien que même le SPD [Parti social-démocrate] a reconnu qu’il y avait un souci…” Ça coupe. Quelques bribes de mots. Puis le silence, des bips. “C’est dingue”, lâche Vincent Kokert quand il retrouve du réseau. “Même sur nos sites touristiques, on a des problèmes monstrueux.” La voiture passe Gransee, arrive à Margaretenhof, la prochaine zone blanche approche. Kokert soupire : “Il nous reste peut-être deux minutes, encore.”

Un enjeu de développement

Ce n’est pas seulement la téléphonie mobile qui est ici en jeu, ce sont aussi les solutions du monde de demain, en particulier pour les habitants des régions reculées : la télémédecine pourrait ainsi permettre de pallier la pénurie de médecins, les voitures autonomes l’indigence des réseaux de transports en commun. Grâce au numérique, l’agriculture pourrait aussi avoir la main plus légère sur l’environnement, tout en améliorant ses rendements.

Pour les mécontents comme Vincent Kokert ou Marco Gemballa, la cause du problème réside dans une erreur de raisonnement de l’Agence fédérale des réseaux, commise voilà plusieurs années. En 2000, l’agence a vendu aux enchères le droit d’utiliser certaines ondes électromagnétiques depuis certaines localités. Pour un total de 50,8 milliards d’euros, ces licences de téléphonie mobile ont été cédées à divers opérateurs commerciaux. D’autres fréquences ont été vendues au rabais en 2010.

Trois opérateurs et des milliers de zones blanches

Résultat : à l’heure actuelle, trois réseaux de téléphonie mobile coexistent en Allemagne, celui de Telekom, celui de Vodafone et celui de Telefónica/O2. Or ces sociétés ont surtout densifié leur réseau là où elles avaient beaucoup de clients. Par ailleurs, les clients d’un opérateur ne peuvent pas se connecter au réseau d’un autre ; l’absence de connexion ne veut donc pas dire qu’on se trouve en zone blanche.

L’État doit installer ses propres antennes relais dans les campagnes, exhortent les mécontents. Et imposer l’“itinérance nationale” afin que les clients d’un opérateur puissent utiliser le réseau de la concurrence.

À l’Agence fédérale des réseaux, on confirme qu’“une couverture totale ne sera pas possible sans financements publics”. Le gouvernement bavarois a d’ores et déjà lancé un programme à cette fin. Et l’ouverture à l’itinérance est mise en avant dans l’avis de la prochaine vente aux enchères de licences ; les droits d’utilisation des fréquences de la 5G, qui promet un nouveau bond en avant dans la magie des nouvelles technologies, seront cédés au printemps. Plus de données transmises en moins de temps. Pour tout le monde ?

Ce discours n’est pas du goût des opérateurs concernés. Par mail, le porte-parole de Telekom, Markus Jodl, déplore :

Il donne l’impression que l’Allemagne ne serait qu’une vaste zone blanche.”

Les opérateurs mettent en avant les travaux d’extension de leur réseau. L’Agence fédérale réclame une couverture de 98 % de la norme 4G LTE avant la fin 2019. Les entreprises y travailleraient d’arrache-pied. Vodafone explique que son réseau couvre déjà 93 % de la population. Telefónica évoque 6 700 nouvelles stations LTE intégrées au réseau. Seulement voilà, chaque antenne coûte plusieurs centaines de milliers d’euros et les milliards dépensés pour les licences doivent être rentabilisés. Katja Hauß, porte-parole de Telefónica, pointe que

les ventes aux enchères du passé partaient de beaucoup trop haut et ont fait perdre beaucoup d’argent au marché, c’est autant de fonds qui ne sont pas allés à l’extension du réseau”.

Quid de l’itinérance ? Les opérateurs acceptent d’y voir une option à l’échelon local, mais refusent qu’elle devienne une obligation nationale. Finalement, tous répondent la même chose : s’il n’y a pas de réseau mobile pour tous dans les campagnes, c’est parce que la pression commerciale n’est pas suffisamment forte. Et c’est aussi une question de physique.

Une couverture généralisée serait envisageable, mais à quel prix ?

Professeur à l’Institut des systèmes de communication de l’université d’Aix-la-Chapelle, Peter Vary a une voix un peu amusée au bout du fil. “Le problème tient largement au fait que certains politiques n’ont pas une vision réaliste des aspects tant économiques que techniques.” La téléphonie mobile, ce n’est pas de la magie. Il faut des antennes reliées à Internet par des câbles à fibre optique ou des faisceaux hertziens. Les antennes doivent être rapprochées, faute de quoi l’énergie des ondes magnétiques faiblit, comme la chaleur quand on s’éloigne d’un feu de camp. Or moins d’énergie, ça veut dire un moins bon débit.

Pour ce qui concerne la région de Zinzow, Peter Vary estime qu’un réseau bien développé réglerait le problème. Le pays est plat, les ondes pourraient se propager sans entraves. Dans une vallée de l’Allgaü [région montagneuse de l’extrême sud du pays], il en irait autrement. Cela dit, autour de Zinzow aussi, on aurait besoin d’une multitude d’antennes et donc de beaucoup d’argent pour un nombre très limité d’utilisateurs payants.

Attention, les factures risquent de flamber !

Une couverture à 100 % avec un bon débit serait possible, estime l’enseignant, “mais ne serait pas rentable avec des factures mensuelles de 10 ou 30 euros”. À ses yeux, vouloir que les données de chaque champ arrivent à destination de manière aussi fiable et rapide par la voie des airs qu’en transitant par une ligne fixe est un vœu pieux. Même si “les applications mobiles finiront par être accessibles presque partout, ne serait-ce qu’avec un débit moyen”. Reste à savoir si ce débit sera suffisant pour les robots agricoles de demain.

L’ensileuse se met à biper, comme si quelque chose ne lui convenait pas. “Il se passe un truc”, observe Marco Gemballa. “Anomalie système de graissage”, lit-on sur l’écran. La machine réclame un peu plus de graisse pour protéger ses roulements contre l’usure. Rien de bien méchant. Mais, pour Marco Gemballa, une illustration de plus de la nécessité de se battre contre les zones blanches à Zinzow. Si la machine rencontrait un problème grave, le mécano de l’atelier pourrait directement lui ausculter le cœur depuis l’atelier… si la connexion le permet. Sinon, tous les bips du monde ne serviront à rien.